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Discours de l'avocat Dmitry Talantov, lauréat du Prix international des droits de l'homme Ludovic Trarieux – 2025

En 2025, Dmitry Talantov – un avocat russe bien connu, le premier président de l'Association du Barreau de la République d'Oudmourtie, président du conseil d'administration de l'Organisation publique interrégionale des avocats et juristes « Initiative 2018 », condamné injustement à la privation de liberté pour des déclarations anti-guerre sur les réseaux sociaux, un prisonnier politique et prisonnier de conscience – est devenu le lauréat du Prix international des droits de l'homme Ludovic Trarieux.

À l'heure actuelle, Dmitry Talantov est en détention.

Le 13 novembre 2025, le Prix international des droits de l'homme Ludovic Trarieux a été remis à l'épouse de Dmitry Talantov, l'avocate Olga Talantova.

Le discours écrit par Dmitry Talantov a été lu le 13 novembre 2025 lors de la cérémonie de remise du prix, traduit en français.



Discours de l'avocat Dmitry Talantov, lauréat du Prix international des droits de l'homme Ludovic Trarieux – 2025


De la volonté de compassion

 

Chers collègues qui m’avez honoré du prestigieux Prix Ludovic Trarieux !

Bien sûr, j’aimerais pouvoir prononcer ces mots en personne, debout devant vous, mais la Patrie me retient tendrement dans ses bras maternels. Depuis quelque temps, après quelques mots que j’ai écrits sur la compassion et la guerre, je lui suis devenu particulièrement cher.

Cependant, de ma part, il serait ingrat de me plaindre du destin : le privilège – et la responsabilité immense – qui m’échoient de pouvoir m’adresser à vous, fût-ce par voie épistolaire, et peut-être d’être entendu par beaucoup, y compris par mes compatriotes, m’a été accordé par l’étrange mérite de mon emprisonnement. Sous cet angle, je dois donc être reconnaissant à ma patrie.

Dans mon discours, il me sera sans doute difficile de formuler ou d’exprimer une pensée ou une émotion véritablement indépendante, jamais encore énoncée. Seules les pensées et les émotions qui vivent d’un effort humain collectif, et se transmettent sans cesse d’un être à l’autre, constituent la seule source de notre existence.

Je parle ici de l’existence en tant que telle – de l’existence du monde des hommes, car nous ne connaissons ni autre monde ni autre forme d’existence. Et je parle du temps tragique d’aujourd’hui, du temps des guerres absurdes.

Descartes a dit : « Cogito, ergo sum » – « Je pense, donc j’existe ». Mais le temps est venu où je ne présente plus seulement ma pensée comme preuve de ma propre existence, mais où je n’existe que dans la mesure où moi, personnellement, en tant qu’homme et en tant que partie de l’humanité, je suis capable de ressentir, de penser et d’agir avec droiture et courage.

Aujourd’hui, ce n’est plus une spéculation abstraite, mais une réalité écrasante et ultime, face à l’abîme qui s’ouvre devant nous. Car aujourd’hui, plus que jamais, nul n’est une île. On ne peut être sauvé qu’ensemble. Et l’on ne peut périr qu’ensemble – pétrifiés par la peur et par l’insensibilité et l’aveuglement qu’elle engendre. Penser, ressentir, agir – aujourd’hui, c’est une seule et même chose ; séparément, cela ne fonctionne pas.

Telle est la réalité de notre monde nouveau, lié comme jamais auparavant à chacune de ses particules humaines, dont l’existence physique dépend entièrement de moi et de chacun de nous individuellement.

C’est pourquoi je parlerai de la compassion et de la lâcheté, de l’indifférence et du courage.

Nous avons laissé le chien enragé de la guerre se détacher de sa chaîne, et il déchaîne sa folie. Pendant que j’écrivais ces lignes, des missiles, des bombes et des drones ont encore tué et mutilé plusieurs enfants. Aujourd’hui, cela s’est sans doute produit en Ukraine et en Palestine. Demain, si nous ne revenons pas à la raison, l’adresse de la tragédie sera : partout.

Il y a quelques jours, j’ai terminé de rédiger le recours en appel contre ma condamnation. Par moments, il me semblait que j’accomplissais un travail dénué de sens.

C’est un travail ardu que d’écrire du fond de trois ans et demi d’isolement carcéral, depuis un cachot de pierre empesté. Parler de choses encore évidentes hier, et qui paraissent aujourd’hui sans espoir, dans la langue morte du droit, prêcher devant des sourds-muets, discourir en regardant le mur couvert d’inscriptions laissées par ceux qui m’ont précédé ici. C’est une occupation d’une étrangeté singulière, ressemblant davantage à une flagellation qu’au droit.

J’ai souvent pensé qu’il vaudrait peut-être mieux tout envoyer au diable, qu’il me faudrait simplement serrer les dents et me taire. Quels sentiments puis-je susciter par mon recours, si tant est qu’il soit encore possible d’en susciter ? Tout au plus de l’aversion. Il ne faut pas rappeler aux gens leur faiblesse, et encore moins leur demander presque de l’héroïsme.

Le droit tel qu’il est autorisé à s’appliquer dans mon pays s’est rétréci jusqu’aux limites du règlement intérieur d’un centre de détention provisoire. On a longtemps expliqué aux gens qu’ils n’avaient pas le droit à leur propre dignité, et les gens y ont cru. Ils y ont cru parce qu’ils ont eu peur. Les gens sont terrorisés.

Mais le recours a été achevé. Il se trouve que, par miracle, « Jean-Christophe » de Romain Rolland s’est retrouvé dans ma cellule. Et j’ai fait une chose étrange pour un juriste : j’ai placé en épigraphe de mon recours une citation tirée de ce roman.

« Il est possible et nécessaire d’être tolérant et humain, mais il est inadmissible de douter de ce que l’on tient pour la vérité et le bien. Ce en quoi tu crois, défends-le. Si faibles que soient nos forces, il est interdit de reculer. » Tout s’est alors mis en place. C’était un impératif catégorique : aime et lutte. Car ma cause n’est pas pénale, ni même politique ; ma cause est morale. Et cela signifie que ce n’est pas une affaire personnelle. J’ai apposé ma signature.

Dans le jugement de Jérusalem rendu dans l’affaire du bourreau nazi Eichmann, il est dit que le degré de proximité de l’un des criminels avec l’exécutant direct du meurtre ne signifie rien. Au contraire, la responsabilité du criminel croît à mesure qu’il s’éloigne de celui qui manie de ses propres mains l’instrument de la mort. Cela est parfaitement compréhensible, ne serait-ce que parce que tout exécutant – sans parler du soldat – risque sa propre tête, il agit au grand jour, en partie sous la contrainte, et cela devient déjà, sinon une justification, du moins un argument en faveur d’un allègement ultérieur de sa responsabilité.

Il n’en va pas de même, par exemple, pour l’instigateur d’une guerre, souvent hypocrite, lâche et retors.

Et, d’une manière générale, l’indifférence lâche n’est-elle pas une forme déguisée d’une telle incitation – non pas d’un point de vue juridique, mais d’un point de vue moral ?

« La lâcheté est sans doute l’un des plus terribles vices. » C’est ainsi que parlait Iéshoua Ha-Nozri chez Boulgakov.

« Non, philosophe, je te contredis, lui répondit Pilate repentant, c’est le plus terrible des vices».

C’est en effet ainsi, car le vice de la lâcheté est insidieux et semble presque enfantinement excusable par sa prétendue impuissance. C’est précisément ce qui le rend si effrayant.

Mais je pense que, dans une large mesure, l’indifférence engendrée par la lâcheté est aussi une volonté cachée de tuer, par laquelle le lâche se venge de l’existence pour sa propre insignifiance. Cela devient particulièrement évident dans les temps sombres, tels que les nôtres.

Mais voici une vérité grande et salvatrice : « Ce que les hommes sentent confusément et ce qui les épouvante, c’est la culpabilité même du lâche d’être lâche. Les hommes voudraient que l’on naisse lâche ou héros. Mais le lâche se fait lâche, et le héros se fait héros. Pour le lâche, il y a toujours la possibilité de ne pas l’être, et pour le héros, de cesser de l’être. Mais seul compte le choix pleinement résolu. » Jean-Paul Sartre.

C’est sans doute là que réside toute l’essence de la dignité et de la liberté humaines : il faut se ressaisir. Simplement se ressaisir, et ainsi retrouver sa véritable humanité. Car nul n’est jamais allé si loin sur le chemin du péché qu’il ne puisse au moins tenter de revenir en arrière.

Et ici, il n’y a que deux possibilités : ou bien nous cesserons d’être des lâches et réaliserons notre volonté de compassion, ou bien nous serons voués à une catastrophe universelle et définitive.

J’ai l’espoir que nous y parviendrons. En tout cas, l’existence dramatique de l’humanité dure depuis fort longtemps, mais, chose étrange, il se trouve encore parmi nous des gens décents. Le problème, c’est qu’aujourd’hui nous sommes trop proches du point de bifurcation morale et technologique, où la progression supplémentaire de l’inhumanité s’achèvera « soit par une explosion, soit par un sanglot ».

Et si tel est bien le cas, pourquoi ne pas nous souvenir du célèbre pari de Pascal ? Miser sur la vie éternelle contre la perte inévitable, jeter dans la balance ces quelques biens misérables et répugnants achetés au prix de notre lâcheté criminelle, obtenus en échange des sacrifices humains, du sang et de l’avenir de nos enfants – voilà le seul pari raisonnable, indépendamment même de l’issue possible du jeu.

C’est cela même, le pari sur l’existence de Dieu.

Merci.

 

Dmitriy Talantov






Речь лауреата Международной премии в области прав человека имени Людовика Трарье – 2025 адвоката Дмитрия Талантова



 
 
 
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